La Langue du flamant rose

2019

La langue du flamant rose

Ce texte se veut le récit circonstancié, en quatre actes et un prologue, de la résidence collaborative réalisée durant le mois de septembre au sein de l’atelier Welchrome à Boulogne-sur-mer, devenu pour l’occasion à la fois espace de production et de monstration. Les artistes participant.e.s, Anastasia Bay, Sarah Feuillas, Michel Jocaille et Julien Saudubray, en sont les acteurs.

Acte I : Où les langues s’entremêlent

Imaginez un garage, au murs de parpaing laissant parfois affleurer quelques vestiges de briques. Cet espace est long d’une quinzaine de mètres et large d’environ cinq mètres. Il est divisé aux deux tiers par deux cimaises ménageant une ouverture en plein centre pour pouvoir accéder à la partie arrière du bâtiment. Malgré son aspect spartiate, il est bien aménagé pour un atelier.
Les artistes s’y sont répartis l’espace en délimitant des postes de travail, déterminés par un fonctionnalisme très empirique. Chacun.e cherche sa place au sein du groupe et vis-à-vis de sa propre pratique, délocalisée en un tiers-lieu perméable au dehors, puisque la porte une fois levée est comme un grand rideau de théâtre, révélant aux passants l’activité des artistes et inversement.
Au moment où la scène commence, la discussion principale porte sur les capacités d’adaptation du flamant rose, dont la particularité est de filtrer la vase à l’aide de son bec pour y puiser ses aliments. C’est la nourriture, variant en fonction de l’environnement dans lequel l’oiseau se trouve, qui donne à son plumage cette teinte allant du saumon au rose clair. Par analogie, les artistes acceptent de se laisser imprégner du contexte boulonnais, de ces rites et mythes locaux d’abord, puis des rencontres provoquées ou fortuites avec les habitants, pour se constituer un répertoire de motifs, de matières et de gestes qui viendront momentanément infléchir leur processus de création collectif. Mais voilà que la tyrannie de l’individualisme refait surface et pointe du doigt les limites de la méthode : il ne suffit pas de mettre en commun pour faire du commun ! Comment s’assurer d’être compris.e quand on ne parle pas le même language ? Conscient.e.s des enjeux et des difficultés de l’exercice, les artistes décident de rester fidèles à leurs désirs et de s’autoriser la dérive, les infortunes passagères et pourquoi pas l’échec.

Acte II : La rencontre entre le dur et le mou

La scène débute dans une ciergerie artisanale, où l’on fabrique principalement des objets participants du rituel liturgique. L’odeur de la cire embaume l’atmosphère. Les murs du fond de l’atelier près des cuves sont maculés d’éclaboussures révélant l’âge de la fabrique. Les artistes ont emporté avec eux un échantillon de cordage pour faire des tests de trempage.
À la surface du bain, une fine pellicule s’est formée, qu’il faut fendre pour avoir accès au liquide encore chaud. Au contact de la cire la matière se couvre d’un fin voile opaque. En se refroidissant la cire fige et laisse le corps encore tiède se raidir petit-à-petit. Au fur et à mesure des trempages successifs, l’objet initial devient de moins en moins identifiable, fossilisé et comme étranger à lui-même. D’un atelier à l’autre, la transmutation opère et fournit aux artistes un terrain d’expérimentation illimité de même qu’une source d’excitation inespérée.

Acte III : Où les formes émergent du marécage

De retour dans le garage, les artistes se remettent au travail avec ardeur. Anastasia et Julien occupent l’arrière de la scène. Le duo confectionne des bas-reliefs en terre, disposés sur des bâches à même le sol. Ces fresques pseudo-rupestres racontent l’évolution d’espèces animales, végétales et humaines selon un ordre que Darwin aurait sans doute réfuté. L’hybridation des formes anthropomorphes empruntent à la fois aux théories post-humanistes, aux visions futuristes de corps mutants arborant des prothèses robotisées, ainsi qu’à des motifs issus des arts premiers (notamment des masques à transformation de la Côte Ouest américaine) et autres artefacts aux propriétés magiques servant pour des rituels chamaniques. Entre l’histoire des arts et celle de la technique, toutes deux impactées par les découvertes scientifiques, se noue une fiction mâtinée d’angoisse : l’humanité survivra-t-elle à la crise climatique et aux conséquences de ces bouleversements environnementaux ?

À gauche de la scène, Michel est concentré sur le démoulage de formes en plâtres. Son intention est de réaliser une fontaine à l’effigie de la Vierge de Boulogne-sur-mer, en prenant pour modèle les visages des quatre artistes intégrés aux quatre coin de la sculpture. Les références au Moyen-âge et à l’iconographie religieuse sont nombreuses à commencer par l’hortus conclusus ou jardin enclos, un thème particulièrement représenté dans la peinture et les tapisseries de l’époque. La fontaine y apparaît comme symbole du jaillissement de la vie, de la fertilité et de la bonne fortune, mais aussi comme élément porteur du rituel de purification. Les couleurs participent également de la mystique chrétienne, la Vierge étant souvent revêtue d’une robe bleue ou rouge. À l’opposé du cercle chromatique, ces deux teintes une fois mélangées donne le violet, que l’artiste obtient grâce à un néon placé au fond du bassin recouvert d’un filtre. Les chausses vides placées de part et d’autres du bassin sont un rappel aux chevaliers des croisades, tandis que les mains en cire, tendues en vain, évoquent le pillage des reliques.

Sarah occupe le devant de la scène, avec une structure métallique qui sert à la fois de piédestal pouvant accueillir des sculptures et à l’architecture d’un décor. L’escalier marqués par des arrêtes nettes semble avoir été conçu pour franchir un seuil imaginaire. Sa fonction est volontairement ambigue : à la fois porte et fenêtre, son cadre renvoie à la définition même de la peinture de la Renaissance, qui est une fenêtre ouverte sur le monde. À cet environnement s’ajoutent des objets encapsulés dans la paraffine, formant de curieux stalactites, qui apparaissent dans la continuité d’un paysage désertique et déshumanisé. Évoquant les nouvelles dystopiques de l’auteur britannique J.G. Ballard, cette mise en scène produit une impression d’inquiétante étrangeté. Par un jeu de transparence et d’opacité (grillages métalliques enduits de cire, film) l’artiste tend un miroir à l’attention d’une société en pertes de repères.

Acte IV : Où tout ce qui a été décrit précédemment pourrait s’avérer complètement erroné

Nous voilà arrivés à la dernière scène. Au moment de vérité auquel vous, qui lisez ces lignes, avez été conviés. L’ouverture de l’atelier est cet instant crucial où le public devient seul juge et critique du travail accompli par les artistes. Sans doute la disposition des pièces dans l’espace aura-t-elle changé, peut-être y aura-t-il des éléments de décor qui auront disparu et d’autres qui s’y seront substitués. Peu importe au fond si la fiction est conforme à la réalité, si le discours des artistes correspond à leurs intentions initiales, puisque ce que vous avez sous les yeux est le résultat d’un processus organique, expérimental et non d’une science exacte. Reste à vous posez une question, à vous qui êtes présents alors que je n’y suis pas : de quelle couleur est la langue du flamant rose ?


Septembre Tiberghien