L’exposition Permanent Déplacement met en lumière le travail artistique de Sarah Feuillas, réalisé depuis sa sortie des Beaux-arts en 2011, en lien avec une œuvre de l’artiste autrichienne Aglaia Konrad, récemment acquise par le Frac. Toutes deux s’intéressent à l’architecture et aux paysages transformés par les hommes. La photographie tient une place importante dans leurs démarches. Elle permet de faire des repérages de sites, de prélever des détails, d’isoler des formes et d’accentuer des points de vue. Ces images, soigneusement cadrées, associées ou retravaillées, donnent lieu à de véritables lectures sociales, historiques, économiques et politiques du paysage.
Aglaia Konrad choisit de « monter » ses photographies dans des suites linéaires discontinues. Après avoir filmé des maisons modernistes aux allures sculpturales, en prêtant une attention particulière aux matières et aux surfaces, elle est remontée jusqu’aux carrières de marbre de Carrare en Italie pour scruter la transformation des falaises.
Le triptyque Carrara Cut associe des images coupées – comme sont découpés les blocs de marbre – et marouflées sur la surface miroitante de plaques d’aluminium. Le choix du noir et blanc fait ressortir les surfaces accidentées des falaises et leurs lignes géométriques. Parce que de nombreux chefs-d’œuvre de la sculpture et de l’architecture occidentales commencent avec l’extraction de la pierre, son exploitation n’a cessé depuis l’Antiquité et continue d’alimenter le commerce mondial.
La transformation du paysage est comprise ici comme un acte culturel que l’artiste archive à un moment donné. L’œuvre fait penser au déroulé d’un film dont l’acteur principal aurait été effacé. Loin d’une vision nostalgique ou romantique du paysage en ruine, Aglaia Konrad agit pour lui donner une nouvelle forme. On peut ici penser aux interventions de Robert Smithson (1938-1973) dans le désert américain, comme sa célèbre Spiral Jetty à Salt Lake City. Avec cette construction minérale éphémère, il revendiquait l’acte artistique comme un principe d’interruption poétique dans le processus global de dégradation du paysage.
Le titre de l’exposition Permanent Déplacement peut évoquer cette confrontation au phénomène entropique, qui est inéluctable dispersion de la matière, principe physique d’instabilité et d’usure permanente. Comme Aglaia Konrad, Sarah Feuillas s’intéresse à la géologie des sites, leurs échos formels et leurs rythmes. Toutes deux s’attachent à reformuler les paysages et à révéler leur dimension narrative.
Sarah Feuillas a commencé par photographier des territoires sensibles dont le quotidien a été bouleversé (frontières, zones de conflits, lieux désaffectés, réaffectés…). La photographie Oush Grab a été prise lors d’un séjour en Cisjordanie en 2013, mais n’a fait l’objet d’un tirage autonome que deux ans plus tard, en relation aux sculptures de l’artiste. Cette photographie représente un fragment d’architecture, une forme renversée, peut-être un balcon d’inspiration brutaliste, qui se détache d’un paysage désertique où les débris se confondent avec les cailloux. La composition de l’image s’équilibre entre une ligne d’horizon et un point de fuite qui capte le regard.
Cette ruine contemporaine, témoin muet de conflits durables, semble dessiner un sourire contradictoire qui vient perturber encore davantage le sens de l’image.
Dans l’exposition, un autre balcon s’avance dans l’espace. Il est constitué de trois sérigraphies sur verre, images d’architectures en devenir ou de vestiges d’affrontements, issues de cette même série en Palestine. Chaque image est retravaillée pour en accentuer les plans et renforcer l’impression des volumes qui, par la transparence des supports, prennent corps dans l’espace. Les images de Sarah Feuillas, où l’œil transperce les murs, évoquent à la fois l’idéal moderne de transparence d’un Mies van der Rohe et les formes contrôlées du quotidien. Le titre Permanent déplacement peut aussi rappeler la stratégie militaire, le déplacement des troupes. L’historien israélien Eyal Weizman a ainsi analysé comment, dans les conflits urbains, les techniques modernes ont permis de transpercer les murs, de les rendre littéralement « transparents », modifiant ainsi radicalement la perception des villes.
Dans le diaporama Overlayed scenes (scrolling around), Sarah Feuillas met en mouvement sa collection images. Elle scanne des diapositives et les retravaille sur Photoshop en sélectionnant des éléments qui caractérisent les volumes ou le contexte, et en les superposant jusqu’à la limite de leur lisibilité. L’artiste s’intéresse à leurs modalités d’apparition et à leur stratification. Elle explore des techniques comme la sérigraphie, dont les différentes couches de couleurs provoquent parfois de légers décalages, et les confronte à une collection de journaux avec des erreurs d’impression, qui apparaissent en tant que tableaux abstraits. Elle nous invite ainsi à regarder ce qui se passe « entre » les images, à observer le passage de l’une à l’autre, et à concevoir l’image avec son « avant » et son « après ».
Avec la technique du verre soufflé, Sarah Feuillas teste la résistance des matériaux. Elle réalise des structures en bois uniques, qui prennent la forme d’architectures souvent empruntées aux bâtiments du Bauhaus et deviennent des moules. L’artiste assiste le souffleur de verre dont des gestes sont rapides et physiques. Le moule s’embrase au contact du verre en fusion. Le verre se plie à ses formes et les déborde. La rencontre est violente. L’œuvre réunit après coup la forme en verre et son moule calciné, qui sont à nouveau enchâssés. Lors de l’exposition de ces pièces, les visiteurs sont contraints de se déplacer entre des socles imposants pour changer de point de vue. Il n’y a rien d’étonnant à ce que Sarah Feuillas se soit d’abord formée auprès de sculpteurs, comme Richard Deacon ou Emmanuel Saulnier, bien que son intérêt soit peut-être moins celui de la forme que de l’espace et de ses trouées, dans la lignée d’un Gordon Matta-Clark pour qui la ville était un terrain d’action. Sarah Feuillas semble d’ailleurs traduire dans l’exposition sa compréhension du « ma » japonais, utilisé en architecture et en urbanisme pour signifier l’intervalle, l’espace, la durée, la distance. Moins celle qui sépare que celle qui unit.
Les deux artistes, Sarah Feuillas et Aglaia Konrad, s’inspirent toujours de leurs voyages. L’exposition se découvre ainsi comme un paysage qui en contient plusieurs. Déambulant entre les sculptures et les images, comme dans un jardin zen ou dans une carrière, le visiteur les relie.
Sarah Feuillas a bénéficié d’une résidence à la malterie à Lille dans le cadre de la biennale Watch this space 9 et d’un accompagnement à la production et collaboré avec le maître verrier de l’AMV atelier-musée du verre à Trélon / site de l’écomusée de l’Avesnois.