Comme elle vient...
Composée en 2011 pour l’exposition Comme elle vient présentée à Paris à la Fondation Rosenblum, l’installation Sans titre de Sarah Feuillas dévoile une construction précaire, faite d’une estrade de chêne, de sangles, retenant dans sa chute une vitre, tandis qu’au sol est déversée une étendue de compost. Improvisée en trois jours au sein de la galerie, l’œuvre in situ s’affirme comme une prise de possession de cet espace épuré et prend l’allure d’un paysage mobilier. Dans cette installation pourtant imposante, rien ne semble fixé, ancré de façon pérenne, comme si ce risque de l’imprévu intensifiait les jeux des matériaux entre eux. Car toute la poésie de l’œuvre réside justement dans cette rencontre improbable de matières abandonnées à leur sort puis retrouvées par l’artiste. L’œuvre devient alors refuge, le recueil des fragments d’histoires de ces objets : l’estrade est faite du bois de chêne récupéré lors de la démolition d’une paroi dans un atelier d’artiste, la vitre se révèle être un ancien pare-brise d’ambulance, tandis que le compost, suggérant un socle inframince, est centenaire.
Cette collecte ne repose en rien sur un schéma intellectuel préétabli mais bien plus sur un procédé instinctif, né du hasard d’une rencontre dans l’espace urbain, avec une matière, une forme, un usage. Refusant de travailler sur du neuf ou du propre, l’artiste privilégie la tactique de la cueillette aléatoire, redonnant vie à ces matériaux qui, bien qu’ayant été façonnés par l’homme pour lui être utiles, ont été rejetés, ne créant pas la matière mais la modelant selon une sensibilité nouvelle. L’œuvre repose ainsi sur une série de contrastes, entre des substances naturelles et industrielles, mais également sur les tensions graphiques que ces formes tissent entre elles. Les contours obliques des sangles et de la vitre tranchent avec l’horizontalité de l’estrade, dessinant de véritables lignes de force.
Dans cet assemblage précieux, un sentiment mélancolique naît de l’utilisation de ces objets de rebut, ce pare-brise désormais inutile, ces vestiges de mur détruit, auquel s’oppose la matière organique qu’est le compost qui, une fois déversé sur le sol de la galerie, se révèle habité. Malgré le tamisage, des larves demeurent, se font ouvrières et tracent des arabesques dans le dépôt, processus aussi inattendu qu’aléatoire. L’œuvre est ainsi le révélateur d’une temporalité morcelée, de plusieurs réalités forcées de cohabiter dans un dispositif aussi impressionnant que paradoxalement transitoire. En effet, la tension exercée par le poids de la vitre sur l’estrade fait qu’à chaque heure, les sangles se tendent un peu plus, menaçant ainsi l’unité de l’ensemble.
Et si ces liens cédaient, si la vitre se brisait au sol, que signifierait cette mise en pièces au sein de l’espace muséal : l’échec de l’œuvre ou bien, au contraire, son aboutissement, en un ultime soubresaut en un lieu sacralisé ? L’artiste donne ainsi à voir une tension qui n’a plus rien de métaphorique et démontre son intérêt pour le devenir-ruine, proche de la notion d’entropie chère à Robert Smithson.
Cette question de l’obsolescence des formes se pose d’autant plus que l’œuvre est conçue par le réagencement de modules déjà présents dans des créations antérieures. Elle compose ainsi une nouvelle scénographie, la peuplant d’une panoplie de formes familières, pour mieux sonder les idées récurrentes qui hantent son travail, la contrainte, l’instabilité ou encore les barrières.
Cette œuvre, dont chaque élément est à taille humaine, semble inviter à une prise de possession par le corps, et pourtant on ne sait comment l’appréhender. L’estrade, lieu habituel de la mise en regard, n’est ici que la scène d’un spectacle absent ou manqué. Les matériaux, séduisants dans leur beauté brute mais menaçants dans leur instabilité, composent ainsi un territoire qu’il est impossible de s’approprier sereinement. L’installation nous dévoile un temps arrêté, un aperçu dont nous pouvons étudier et apprécier les composantes formelles, mais dont semble exclue toute narration trop explicite. Tel un vestige d’une civilisation inconnue ou oubliée, Sans titre nous invite à une série de suppositions condamnées à rester sans réponse. Dans son jeu de théâtralité brute, la structure demeure muette, sa force résidant justement dans sa vision immédiate, dans cette tension mécanique et alchimique née de la rencontre de ces matériaux distillant une énergie renouvelée. Au-delà des conjonctures, l’installation s’offre comme la composition d’un espace précaire, au risque de l’accident, et la mise en scène d’une ellipse.
Anaïs Grateau