Quelque chose noir
une lumière de l’intérieur,
une lumière de l’extérieur
et le noir autour
Vous autres, habitants des rues, vous ne savez pas
une lumière de l’intérieur,
une lumière de l’extérieur
et le noir autour
Vous autres, habitants des rues, vous ne savez pas
ce qu’est la rivière. Mais écoutez un pêcheur prononcer
ce mot. Pour lui, c’est la chose mystérieuse, profonde,
inconnue, le pays des mirages et des fantasmagories,
où l’on voit, la nuit, des choses qui ne sont pas,
où l’on entend des bruits que l’on ne connaît point,
où l’on tremble sans savoir pourquoi, comme
en traversant un cimetière : et c’est en effet le
plus sinistre des cimetières, celui où l’on n’a point
de tombeau.1
Ainsi le noir en naufrage, une eau noire aux profondeurs
insondables accueille le canotier et le promeneur
dans ce vaste et insidieux territoire d’où les mémoires
semblent avoir disparues.
« Je cherchais à voir mais je ne pus distinguer mon
bateau, ni mes mains elles-mêmes, que j’approchais
de mes yeux. » poursuit le narrateur de la nouvelle de
Maupassant tandis qu’à l’autre bout, Léopoldine, fille
aînée de Victor Hugo se noie dans une mer absolue et
sous les yeux impuissants de son mari.
Comme inviter à plonger dans les abysses, la
proposition de Quelque chose noir se voudrait une
errance dans les bas-fonds d’un champ chromatique
peu discernable où se déplacent des folies tapies.
Il fallait pour cela en appeler à la prose, revenir
au recueil Quelque chose noir désigné comme entrée
première à cette matière, revenir à Alix Cléo Roubaud,
artiste, photographe et femme de l’écrivain Jacques
Roubaud. Il fallait également forcer l’inquiétante
étrangeté (Das Unheimliche)2 à suinter par quelque
endroits, assumer le romantisme et sa nature, faire
sortir des cavernes les morts et les monstruosités
– Goya ne donne-t-il pas pour titre à l’un de ses dessins
Le Songe de la raison engendre des monstres ? – appeler
l’Informe, Sade et Bataille pour faire sortir de ses
gonds la « petite mort » et son sperme noir. À travers
la vanité cette fois, évoquer la représentation de ce
qui ne se laisse pas voir, « de la mort même à la mort
rêvée, la mort même même. identique à elle-même »
écrit Jacques Roubaud3.
Dans ce voyage, il avait fallu écouter les pierres,
observer les lueurs, reconnaître ou rencontrer les
apparitions comme les disparitions, attraper la main,
regarder à travers de la fenêtre l’éblouissement et les
mouvements de pénétration de la lumière. Est-ce du noir,
de l’obscurité que la lumière émerge, ou se fait-elle
connaître au contraire grâce aux variétés du spectre ?
Un va et vient infini entre noirceur et clarté pâle habite
ici les intentions. L’un ne saurait exister sans l’autre,
bien entendu, mais peut être que ce noir dont on dit
qu’il est aveugle possède une vue bien plus aiguisée.
Le surgissement de l’encre, ce sang sombre de
l’écriture qui façonne les mots en images, se glisse
parmi les pierres, biles, nuits, humeurs, voix, monstres,
deuils, gouffres, mythes, qui sont autant de motifs
contenus dans la proposition. De la couleur à la
ressouvenance du texte de Jacques Roubaud, le noir en
Rien4 comme empli de tout serait l’une des pistes pour
aborder cette exposition qui, en juxtaposant oeuvres
contemporaines et anciennes, se voudrait l’occasion
d’une errance à travers le noir et ses méandres. Une
vingtaine d’artistes sont invités à s’immiscer parmi les
oeuvres de Victor Hugo, Hans Bellmer ou Fred Deux.
Éclairer les lueurs de l’obscur par l’image, fixe ou
mouvante, mais aussi via le texte – qu’il soit lu ou
écrit – par le son, la peinture ou encore le dessin, devait
passer par la frontière.
La couleur, circonscrite à ses présupposées de non
ou d’anti-couleur, porteuse d’autant d’images que
d’évocations à une vision scotopique se révèle grâce
à l’infime. Car si l’absence de perception n’est pas
le noir, l’idée d’une adaptation progressive apparaît.
Une vie s’ébat derrière les visibles et les voiles.
Pièces sonores, en volumes, sculptures, films et tirages
accompagnent ce chemin aux abords mélancoliques.
Mais une Melencolia (I) à la Dürer (1514), où entre
le polyèdre et la sphère, le « solide » symbole vient
détourner le sombre.
Derrière la « petite république de la nuit », la mort, ce
« pays dont on revient en perdant la mémoire »5, traine
avec elle images et spectres. Une progression dans la
nuit des intimités et des fantasmagories. Une hypernuit,
une ronde aux visages divers se décline entre
une acception esthétique des possibles noirs et les
résonnances à ceux, à ces Eux que l’on ne voit jamais.
À ceux donc qui, captifs, demeurent inlassablement
dans l’ombre, à l’Histoire noire qui oublie aussi, qui
s’oublie, à l’enfermement et aux obscurantismes de
tous temps.
Ensuite le deuil, ce noir des liens intimes, d’images
sous l’eau ou de maisons qui brûlent. L’objet qui revient
à sa fonction d’objet, débarrassé de son empreinte et
de celle d’un tiers. Tout cela devient un territoire qui
se met à vivre jusque là. « L’inquiétante étrangeté »,
précise Marine Menès, « c’est quand l’intime surgit
comme étranger, inconnu, autre absolu, au point d’en
être effrayant »6. D’ici là, ne plus délimiter les contours
de l’effacement et de l’insaisissable.
Un cycle de lectures viendra prolonger cette ambulation
dans le dissimulé et ses nuances les mercredi 4 et 18
décembre 2019, ainsi que le mercredi 8 janvier 2020.
En duo, Gladys Brégeon & Amaury da Cunha, Christophe
Manon & Bertrand Rigaux, puis Doriane Souilhol liront des
extraits de textes qui prendront corps tels des fantômes,
le temps d’une lecture et d’une voix désormais performée.
Fanny Lambert
Notes
Guy de Maupassant, Sur l’eau, in La Maison Tellier, 1876.
Théorie développée par Freud. Sigmund Freud., « Das Unheimliche », in la Revue Imago, 1919, vol. V.
Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Gallimard, 1986, Paris, p.15.
« Rien » est l’ultime poème du recueil de Jacques Roubaud Quelque chose noir. Ibid.,
Extrait du film d’Alain Resnais et Chris Marker, Les Statuent meurent aussi, 1953.
Martine Menès, « L’Inquiétante étrangeté », dans le cadre d’une publication sur « La lettre de l’enfance et de l’adolescence », ERES, n°56, 2004, pp.21-24.
Martine Menès, psychanalyste, précise : « Quelque chose alors dépasse le sujet, quelque chose qui vient d’ailleurs, d’un Autre qui impose son obscure volonté ». Ibid.,