L'art de la tension

2018

Sarah Feuillas puise son inspiration dans le potentiel formel intrinsèque de l’architecture. Lignes, masses et volumes composent le vocabulaire plastique de son travail protéiforme. Embrassant la photographie, la vidéo, la sculpture et récemment la sérigraphie, l’ensemble forme un univers esthétique homogène. L’artiste renforce cette cohérence en créant des environnements propices aux dialogues de ses œuvres. Elle élabore les scénographies de ses expositions comme des installations.

Sarah Feuillas contemple la vanité architecturale à travers le Monde. Nombreuses de ses images présentent des constructions, désertées par leurs habitants, des tonnes de béton et de structures métalliques agressées par des environnements hostiles, condamnées à la décrépitude. Son triptyque photographique Casus Belli.1 (2014) expose des forteresses contemporaines. Les lignes rigides et anguleuses du bâti illustrent les menaces du site naturel autant que les intentions belligérantes. Ces massives architectures sont des blocs dont le ciment semble faire corps avec la pierre. Leurs soubassements puisent dans la solidité des concrétions minérales. Pourtant, malgré leurs aplombs puissants, ces constructions sont morcelées et friables. Les cadrages choisis par l’artiste – plongées et contreplongées – amplifient la massivité dérisoire de ces bâtiments, perchés aux bords des gouffres, balayés par les vents.

La fascination de Sarah Feuillas pour les constructions ne se résume pas à un attrait strictement visuel. L’acte de construire, dans le sens de fabriquer, est au coeur de sa pratique. S’inspirant de sa matière visuelle, l’artiste réalise des photomontages, dessine des esquisses, pour ensuite manipuler les matériaux. Il existe un lien évident entre la photographie Oush Grab (2013-2015) et la sculpture Basement, Part one (2013). L’image en noir et blanc est celle d’une énorme coquille disloquée ou de deux modules en béton renversés. L’objet s’apparente à un moule divisé et abandonné. Fabriqué durant une résidence dans une entreprise de BTP, il se compose de tasseaux de coffrage.

Animée par la flamme prométhéenne, pour l’installation Overland (2017), l’artiste crée une douzaine de bulles en verre débordant de leurs carcans en bois. Grâce à son allié le feu, la matière molle peut se libérer et détruire son entrave rigide. Mais, contrairement à Empédocle2, l’artiste sauve ses moules en bois en délivrant la pièce en verre. Les transparentes surfaces lisses captent la brillance de la lumière. Elles contrastent avec la texture rugueuse et carbonisée.

L’œuvre de Sarah Feuillas convoque le concept d’hétérotopie3 à l’instar du triptyque Free speech (2011-2017). Les images sérigraphiées sur papier gris sont des paysages urbains imaginaires issus de photomontages de bâtiments palestiniens. Leurs surfaces cimentées sont les supports de messages : «Free words in a free world», «-stance» de résistance. « Free Speech » peut se traduire comme la parole libre, accessible et gratuite. D’après l’artiste, trop peu de photographies nous parviennent de cette région. En publiant ses images, sur un support employé par la presse (papier journal), Sarah Feuillas rend la liberté d’expression aux palestiniens et répond au droit à l’information des citoyens occidentaux.

Avec la contemplation ou la création de (presque) ruines contemporaines, Sarah Feuillas ne sombre pas dans la morbidité d’un moralisme autoritaire. Elle scrute les forces constitutives et éprouve les résistances. Son art de la tension révèle les équilibres précaires. Il nous invite à méditer sur les mutations perpétuelles et les réciprocités paradoxales.

Peut-on exister sans résister ? Résister sans exister ?


Marianne Feder

Notes


1

La note numéro correspond à elle même, relatif, Auther, Book, 1923.

2

La note numéro deux correspond à elle-même, relatif, Texte publié ici d'abord, par l'auteur Brig Broug.